MA TENDRE ENFANCE


CHAPITRE XII - LE SECOND ROLE


Autant que nous, notre mère avait apprécié ces journées inoubliables au Pouliguen : elles lui avaient donné un regain de vitalité et une envie, jusque-là insoupçonnée, de consacrer quelques heures de son précieux temps à une activité de détente . Cela lui parût soudain nécessaire, quitte à écourter un sommeil indispensable, d'agir parfois avec un peu de fantaisie ... Sa jeunesse reprenait le dessus et nous découvrions avec ravissement une facette inattendue d'une mère que nous pensions si bien connaître !...

Ce jour-là, la petite salle des fêtes crépitait sous les applaudissements des spectateurs hurlant leur enthousiasme, tandis que sur la scène, devant les décors de carton peint, les acteurs émus saluaient en se donnant la main ...

Sous les banderolles de papiers multicolores, je les trouvais splendides avec leurs costumes d'une autre époque aux couleurs chatoyantes :

Qui aurait pu reconnaître, dans ce marquis aux mollets serrés dans des bas blancs, le notaire de notre petit bourg, si réservé habituellement ?... Qui aurait pu se douter que ce valet à la tignasse rousse, au ventre proéminent tendant sa large blouse plissée, était le boucher du quartier ?... Quant à l'épicier, il était méconnaissable : une redingote noire, un peu évasée, camouflait d'une façon étonnante son dos en arc de cercle et lui donnait une allure presque distinguée ! Près de lui, "l'orpheline", si jolie sous ses haillons habilement disposés, n'était autre que la fille de la boulangère !...

Mais, je ne pouvais m'empêcher de penser que le "clou" de la distribution était le second rôle tenu par l'institutrice : elle portait une robe à paniers d'un vert très tendre assorti au ton de ses yeux aujourd'hui brillant d'un éclat incomparable. Le corsage de la robe suivait la ligne d'un buste parfait et, du décolleté bordé de dentelles, jaillissait sur un cou gracile, un visage rosi par l'émotion ! Un énorme chignon de boucles presque blanches retombait en cascade sur ses épaules : aucune perruque n'avait été nécessaire pour compléter l'harmonie de cette toilette d'une autre époque. En effet, les cheveux de ma mère avaient prématurément blanchi et, en ce jour de fête, donnaient un éclat tout particulier à ses traits soigneusement maquillés ... Elle était vraiment très belle et je pleurai de joie en écoutant les ovations qui lui étaient destinées ...

Cinq ans s'étaient écoulés depuis ce triste jour de 1946 où nous nous étions retrouvés seuls avec elle ! Que de chemin parcouru depuis ... avec quelle énergie et quelle volonté elle avait mené sa barque malgré les embûches jalonnant sa route : cette leçon de courage, je ne l'oublierai jamais !




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